Emmerder et punir

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“Tu mangeras de la crotte avant moi”.

Aristophane, Les cavaliers, 725.

“Il est impossible que ce ne soit un signe de Zeus Merdoyant”.

Aristophane, La Paix, 42.

“Il y a eu un autre rêve de la peste : un rêve politique de la peste, où celle-ci est au contraire le moment merveilleux où le pouvoir politique s’exerce à plein. La peste, c’est le moment où le quadrillage d’une population se fait jusqu’à son point extrême, où rien des communications dangereuses, des communautés confuses, des contacts interdits, ne peut plus se produire. Le moment de la peste, c’est celui du quadrillage exhaustif d’une population par un pouvoir politique, dont les ramifications capillaires atteignent sans arrêt le grain des individus eux-mêmes, leur temps, leur habitat, leur localisation, leur corps. La peste porte avec elle, peut-être, le rêve littéraire ou théâtral du grand moment orgiaque ; la perte porte aussi le rêve politique d’un pouvoir exhaustif, d’un pouvoir sans obstacles, d’un pouvoir entièrement transparent à son objet, d’un pouvoir qui s’exerce à plein”.

Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975), Paris, Gallimard, Seuil, 2001, pp.43-44.

Première semaine de cette nouvelle année 2022, tandis qu’en France on s’apprête à discuter au parlement de l’adoption du passe vaccinal, les autorités sanitaires britanniques, en l’occurrence l’UKHSA (UK Health Security Agency), ont diffusé de nouvelles données sur l’efficacité des vaccins disponibles. Dix semaines après l’injection de la dose de rappel Pfizer, la protection vaccinale face au variant Omicron tombe à 45%^{^[1]}. La politique sanitaire de vaccination générale décidée dans les coulisses du pouvoir ne sera pas revue. Pourtant, malgré un taux record de gens vaccinés, les contaminations courent toujours et, si l’on en croit l’épidémiologiste Laurent Toubiana, les taux d’hospitalisation et d’entrée en soins critiques ramenés aux nombres de malades restent rigoureusement les mêmes aujourd’hui que pendant les crises épidémiques qui ont précédé la vaccination générale, soit environ 37% pour les hospitalisations et environ 8% pour les admissions en soins critiques^{^[2]}. Qu’à cela ne tienne, le passe vaccinal devait être adopté et à cette occasion, dès la première semaine de janvier une flopée d’interventions médiatiques, notamment dans la presse, s’est abattue sur tous ceux qui n’ont pas fait le choix de la vaccination comme la petite vérole sur le bas clergé. S’il ne fallait se méfier de la mentalité de complot, ce qui est devenu de nos jours très fortement recommandé si ce n’est expressément obligatoire, on aurait pu voir dans cette meute lâchée une espèce de comédie orchestrée afin de faire céder les dernières résistances à la politique vaccinale du gouvernement. Gageons plutôt que, s’il s’agissait d’une conspiration engageant l’appui des médias, elle n’était pas de nature concertée et réfléchie, mais plutôt comme l’étymologie l’indique, une sorte de souffle commun ou de respiration commune, en somme une entrée en résonance. Pour ma part, et quoi qu’il en soit de la préméditation de ces interventions, j’ai pu y trouver une certaine cohérence, celle d’une pièce de théâtre jouée en trois actes.

Stigmatiser

Le premier acte de la pièce médiatique qui fait l’objet de ces quelques lignes se déroule dans une tribune du JDD en date du 1^er janvier 2022. Le premier des comédiens à entrer sur scène est le professeur émérite en diabétologie au CHU Pitié Salpétrière André Grimaldi. Arguant du tri des patients auxquels peuvent être confrontés les soignants lors de la 5^ème vague de Covid-19 en cours et de l’éventuelle 6^ème vague, il en conclut au conseil à donner aux personnes non-vaccinées de rédiger des directives anticipées sur la question de leur réanimation en cas de forme grave de la maladie. Le raisonnement ne brillant pas par sa limpidité, notamment parce que la proposition pourrait être offerte à tous les malades quel que soit leur statut vaccinal, le professeur précise son argument de la façon suivante : “Une personne revendiquant le libre choix de ne pas se faire vacciner ne devrait-elle pas assumer en cohérence son libre choix de ne pas se faire réanimer ?”^{^[3]} Question rhétorique comme on peut le constater qui présente le choix de ne pas se faire vacciner comme justification au choix de ne pas se faire réanimer. Sous la forme interrogative c’est en réalité une injonction que le professeur Grimaldi adresse aux personnes n’ayant pas choisi le vaccin : sois fidèle à toi-même, refuse la réanimation ! C’est une leçon de cohérence et de morale tout à la fois qui nous est donnée là. Cependant, même un regard attentif jeté sur la forme de l’argument avancé ici au nom de la cohérence nous laisse devant un vide abyssal de cohérence. Comme il est difficile de réprimer en cet instant cette apostrophe évangélique : “Médecin, guéris toi toi-même !”^{^[4]} Les dictons ne manquent pas pour rappeler aux donneurs de leçons de s’appliquer à eux-mêmes les règles auxquelles ils voudraient voir les autres se soumettre. Aussi je ne résisterai pas à la tentation de citer plus particulièrement cette éloquente maxime de Sénèque : “Vous regardez les boutons des autres, vous qui êtes couverts d’ulcères”^{^[5]}. Appeler à la cohérence quand on est soi-même si peu scrupuleux en la matière ne manque pas de sel. Pourtant, l’erreur de logique est ici des plus banales, on aurait pu s’attendre à ce qu’un homme aussi averti en science que notre professeur émérite ne la commît pas. Mais quelle est-elle au juste ? Au bas mot, c’est ce que dans le parler quotidien nous appelons un amalgame, en l’occurrence il s’agit de la confusion de deux propositions différentes, autrement dit de deux phrases aux contenus différents. Toutefois, il saute aux yeux que la phrase : “Une personne revendiquant le libre choix de ne pas se faire vacciner” et la phrase “Une personne revendiquant son libre choix de ne pas être réanimée” n’ont pas le même sens ; pourtant le professeur Grimaldi voudrait que la vérité de l’une entraîne la vérité de l’autre. Dès lors, s’il existe un tel rapport de “cohérence” entre les deux ce doit être un rapport de principe à conséquence, c’est-à-dire, un lien de dépendance logique qui autorise l’acte d’inférence par lequel on passe de la vérité des prémisses d’un raisonnement à la vérité de sa conclusion. Mais alors, en quoi la vérité de notre première phrase entraîne-t-elle nécessairement la vérité de la seconde ? En rien bien sûr, car nous avons affaire ici à un enthymème sophistique, un raisonnement elliptique et fallacieux, un piège oratoire en vue d’obtenir l’assentiment de ceux à qui il s’adresse. Il est bien entendu tout à fait possible de vouloir de manière cohérente, c’est-à-dire non-contradictoire, ne pas se faire vacciner et être réanimé s’il en était besoin. N’en déplaise au professeur Grimaldi, qui pourrait trouver là une occasion de recevoir une leçon… de cohérence.

Toutefois, puisque notre professeur s’est affranchi dans son raisonnement de toute exigence de rigueur logique, peut-être peut-on trouver un but à sa stratégie qui dès lors apparaît comme sophistique. Bien que très apparent, ce but devient plus visible dans la proposition de rédiger des directives anticipées adressées aux seules personnes non-vaccinées. En effet, la signification de ces directives sur la fin de vie depuis la loi de 2016 est de pouvoir opposer la volonté du patient au médecin et en ce sens elle est universelle, elle s’adresse à tout un chacun. On peut voir dans cette loi un authentique progrès en faveur de la libre disposition de son corps, une autonomie de la personne reconnue jusqu’aux limites de la vie quand bien même la volonté ne trouverait plus les moyens de s’exprimer. En adressant sa proposition à une catégorie particulière de la population non seulement le professeur Grimaldi pervertit le sens de disposition en faveur des malades, mais en outre il opère une discrimination négative à l’encontre des personnes non-vaccinées comme si elles étaient directement responsables de leur état de santé. Il se peut que le professeur croit que les questions de santé ne sont pas étrangères aux questions de mérite et de démérite, mais alors c’est à une réforme globale de notre conception de la justice sociale en matière de santé qu’il devrait appeler et demander, par exemple, que les principes de la justice pénale s’appliquent en matière d’hygiène de vie^{^[6]}. On aurait ainsi de bons et de mauvais malades, des malades innocents et des malades coupables de leur état. À cette dernière catégorie appartiendraient, par exemple, les délinquants du cancer ou les criminels des maladies cardio-vasculaires ou infectieuses… On pourrait me reprocher ici d’être injuste à l’égard du professeur Grimaldi en extrapolant ces propos bien au-delà de ce qu’il a effectivement écrit. Je répondrais à cela qu’il convenait sans doute de mieux réfléchir avant de rédiger une tribune qui appelle à de nouvelles stigmatisations et dont les conséquences ne sont rien moins qu’une extension du domaine de la culpabilité là où, en toute rigueur, elle ne saurait exister. Si l’on pense que ma prévention de voir un jour régner un régime dans lequel les malades pourraient se voir tenu pour responsables de leurs maladies est un fantasme sans objet réel, alors il est indispensable de se rafraîchir la mémoire en se souvenant du premier débat sur l’Obamacare qui s’est tenu en 2009 aux Etats-Unis. Le célèbre philosophe américain Michael Sandel a écrit à propos d’un éditorial de John Mackey, fondateur de Whole Foods, publié dans le Wall Street Journal, contre le droit à la couverture médicale, la chose suivante :

“Les victimes d’une santé défaillante, poursuivit-il (John Mackey) doivent s’en prendre à elles-mêmes. Leurs maladies ne sanctionnent pas leur manque de foi en Dieu, mais leur ignorance des recommandations de l’expertise scientifique et médicale : un régime végétarien peu gras “prévient, voire guérit les maladies dégénératives qui nous tuent et dont le traitement coûte cher. Nous devrions être capables de vivre en bonne santé jusqu’à quatre-vingt ans, peut-être même au delà de cent ans”. Mackey ne disait pas explicitement que les malades méritent leur sort, mais il affirmait qu’ils ne doivent pas attendre l’aide de leurs concitoyens. “Nous sommes tous responsables de nos vies et de notre santé”.

Pour Mackey et les évangélistes de la prospérité, une bonne santé est une preuve de vertu, qu’on la cultive sur les bancs des grandes églises ou dans les allées de Whole Foods”^{^[7]}.

Encore une fois, le professeur Grimaldi ne dit pas qu’il faudrait rendre tous les malades responsables de leurs maladies, ne serait-ce que parce qu’il n’engage que la responsabilité des seuls non-vaccinés dans la crise actuelle, mais il présente bien certains malades comme coupables de leur état de santé et de la surcharge des services de réanimation. Ainsi, non seulement il étend les catégories du mérite et du démérite au delà du champ où elles peuvent trouver une application légitime mais en outre, au plus grand mépris des règles déontologiques qui régissent sa profession, il expose à la vindicte populaire les patients qui n’ont pas fait le choix de la vaccination. Le Dr Patrick Bouet, président du Conseil National de l’Ordre des Médecins a très heureusement fait paraître une tribune dans le journal La Croix, comme en réponse au précédent. Sur la question de la responsabilité :

“Instiller l’impensable

C’est dans ce moment douloureux que nous entendons des voix parfois issues de nos rangs qui, pour compenser l’incurie de l’administration politique de la santé depuis des décennies, tentent d’instiller l’impensable : ils voudraient laisser entendre qu’un habitant de notre pays, parce qu’il a fait le choix de ne pas se faire vacciner, devrait alors se contenter de soins dégradés, faisant fi de son humanité intrinsèque, pour n’être plus considéré que comme un vecteur biologique de contamination puni par sa maladie”^{^[8]}.

C’est effectivement aux responsables politiques de “soigner” les services de santé, c’est à eux et à eux seuls que l’on doit demander des comptes sur l’état des services hospitaliers en général, mais ni aux patients, quel que soit leur statut vaccinal, ni même aux soignants. Pour ma part je pense avec le philosophe britannique Bernard Williams (1929-2003) que : “Le seul critère correct de la distribution de soins médicaux est le besoin médical”^{^[9]}.

Sur la question de la stigmatisation j’aimerais renvoyer le professeur Grimaldi à l’article 7 du code de déontologie médicale, soit à l’article R.4127-7 du code la santé publique, sur la non-discrimanation :

“Le médecin doit écouter, examiner, conseiller ou soigner avec la même conscience toutes les personnes quels que soient leur origine, leurs moeurs et leur situation de famille, leur appartenance ou leur non-appartenance à une ethnie, une nation ou une religion déterminée, leur handicap ou leur état de santé, leur réputation ou les sentiments qu’il peut éprouver à leur égard.

Il doit leur apporter son concours en toutes circonstances. Il ne doit jamais se départir d’une attitude correcte et attentive envers la personne examinée”^{^[10]}.

Aussi, je voudrais à mon tour “interroger” le professeur Grimaldi : “Plus que jamais ne s’agit-il pas pour lui de se souvenir de son serment ?” et en particulier je souhaiterais qu’il médite ceci :

“Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences”^{^[11]}.

On peut voir une espèce de chantage à l’oeuvre dans cette façon de désigner une partie de la population comme bouc émissaire d’un mal dont elle n’est évidemment pas responsable ; un chantage consistant à forcer les consciences en faveur d’un choix dans lequel elles ne voient aucun bien mais auquel elle pourraient se rendre afin d’échapper au stigmate. Je ne peux imaginer pire médecin qu’un maître chanteur.

Emmerder

Acte 2 : à tout seigneur, tout honneur, le rôle principal de notre pièce médiatique de début d’année 2022 revient au président de la République française Emmanuel Macron à qui il viendra une formule destinée à rester dans les annales (notez la double consonne) : “Eh bien, là, les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder !” Au-delà de la formule elle-même, tout le monde avait bel et bien compris la nature du projet présidentiel pour les non-vaccinés depuis l’Adresse aux Français du 12 juillet 2021. Depuis cette date de nombreuses voix s’étaient élevées sur l’utilité sanitaire du passe et les manifestations de citoyens n’ont depuis cessé contre sa mise en application. Mais le chef de l’Etat ayant tout misé quant à sa politique sanitaire, plus politique que sanitaire, sur la vaccination universelle de la population, le but sera poursuivi jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une seule oreille qui dépasse. La société traitée comme une caserne n’acceptera pas la plus minoritaire des divergences et tout le monde est appelé à obéir le petit doigt sur la couture. Toute opposition à cette politique de santé publique, toute proposition de traitements alternatifs seront perçues comme une espèce de défection à la nouvelle “union sacrée” sanitaire, une désertion en rase campagne sur le front de la guerre contre le virus, éventuellement encouragée par de grands chercheurs en science et en médecine à la carrière exemplaire dorénavant traités de charlatans si ce n’est de gurus à la tête d’une secte de fidèles toujours suspects de sédition. Mais, quels que soient les défauts de la façon pour le moins crue et inhabituelle de parler du Président Macron, eu égard à la dignité de sa fonction, on peut lui reconnaître à tout le moins la vertu de franchise. Ce que d’autres ont pu appeler par exemple “incitation” voire “nudge” apparaît sous ces qualifications dans tout leur caractère “faux-cul”, pour rester dans le registre sémantique présidentiel, relativement à ce qui est une authentique manière d’emmerder tous ceux qui ne croient pas à la stratégie sanitaire de vaccination générale (soit la vaccination de tout le monde, quel que soit l’âge ou l’état de santé global). Champion de l’euphémisme, le professeur Delfraissy, très remarqué président du conseil scientifique Covid-19, récemment élevé au rang de Commandeur de la Légion d’honneur, qui interrogé le 8 décembre, lors de son audition par la commission des affaires sociales du Sénat a déclaré :

“Le pass a eu un rôle majeur et je pense qu’il continue à l’avoir pour pousser à la vaccination. C’est pour cela qu’on l’avait recommandé […] Est-ce que le pass protège réellement ? La réponse est non. Il y a des limites, puisqu’on peut être vacciné et être porteur du virus. [...] Est-ce que c’est le moment de changer le pass ? Probablement que ce n’est pas le moment de changer les règles. On est en pleine cinquième vague [...]. Et on rediscutera de tout ça après.”

Soyons donc clair, comme seuls les emmerdeurs savent l’être : dérembourser les tests des non-vaccinés depuis l’automne, les empêcher d’utiliser les mêmes moyens de transport que les autres, les priver d’accès aux bars et restaurants, ainsi que d’activités sportives que l’on a pourtant toujours vanté d’avoir de grandes vertus sur la santé, bref, si tout cela ne protège pas réellement (sic) cela “incite” néanmoins (en réalité, “force”) à la vaccination. Une fois de plus dans cette crise sanitaire nous avons à faire là à un autre moyen de chantage. On a beaucoup dit que le passe était une obligation déguisée. C’est faux. Peut-être que le courage de nos supposés responsables politiques aurait été justement la mise en œuvre d’une claire obligation vaccinale pour tous. Le courage tenant ici dans le devoir d’assumer toutes les conséquences, même les plus indésirables en termes d’effets secondaires, d’un vaccin administré à toute une population soumise à un devoir légal. Mais que l’on appelle le passe première version “incitation” ou “emmerdement”, il n’est rien de plus que l’exercice d’une force, d’un chantage que l’on peut résumer de la manière suivante : voulez-vous éviter le déclassement de votre citoyenneté, vaccinez-vous ! Comme il a semblé que la contrainte exercée sur les non-vaccinés n’était toujours pas assez forte, le passe vaccinal est venu alourdir la main trop molle de l’État le lundi 24 janvier. Les saillies fleuries du Président de la République début janvier 2022 visaient probablement à préparer l’opinion publique à ces durcissements. Pourtant, personne ne pourrait sérieusement le suivre, pas même ses plus fervents zélateurs, jusqu’à affirmer comme il a lui-même fait pendant la conférence de presse conjointe donnée avec la Présidente de la Commission Européenne à l’Elysée du 7 janvier 2022 :

“Non seulement [les non-vaccinés] mettent en danger la vie des autres, mais ils restreignent la liberté des autres et ça, je ne peux pas l’accepter.”

Ces propos sont graves et ils le sont tout autant qu’ils soient vrais ou faux. Effectivement, la mise en danger de la vie d’autrui est une infraction pénale et si le Président de la République avait des informations sur des personnes physiques concrètes mettant actuellement en péril la vie d’autrui ou portant atteintes aux libertés fondamentales de tiers, il serait de son devoir de procéder à un signalement. L’outrance du propos est telle qu’elle passe nécessairement sous silence les conditions nécessaires qu’il faudrait satisfaire pour constituer une authentique culpabilité pénale en la matière. Je suppose qu’il s’agirait a minima de mettre en lumière un lien direct de causalité entre une espèce de manque, une inaction, soit la non-vaccination d’une personne non-vaccinée et le décès de quelqu’un qu’elle aurait contaminé^{^[12]}. (Éventuellement, quelqu’un que le vaccin n’aurait pas protégé de l’infection elle-même et susceptible d’ailleurs de contaminer bien que vacciné). Une telle chose doit très certainement être difficile à établir, pour ne pas dire impossible. Quoi qu’il en soit de la question de sa possibilité, on reste très loin d’un scénario de “non-vaccinés qui mettent en danger la vie des autres”. Alors, est-il bien responsable de la part d’un chef d’État de faire peur en stigmatisant ainsi des citoyens qui ne se sont pourtant rendus coupables d’aucune infraction ? Chose qu’il est manifestement important de rappeler ! Si toutefois, il ne fallait pas prendre sa déclaration au sens pénal du terme, alors il serait de sa responsabilité politique d’inciter son gouvernement à la proposition d’une loi protégeant par une obligation vaccinale de stricte rigueur la population entière. On aurait ainsi la possibilité de constituer une infraction pénale consistant dans la violation d’une obligation particulière de prudence imposée par la loi. Puisque ni le signalement ni l’obligation vaccinale n’ont été entrepris, il nous faut prendre les paroles du Président dans ce qu’elles ont de réellement grave : une expression de mépris en plus que d’une énième disqualification de la population non-vaccinée.

Cette stratégie inique de désignation d’un bouc émissaire (il s’agit bien entendu in fine de détourner de soi la question de la responsabilité politique de la situation actuelle) est aggravée par les déclarations d’états d’urgence successifs voulus par l’ensemble des pouvoirs en place, qu’ils soient exécutifs ou législatifs. Que l’on se souvienne de l’allocution télévisuelle du 16 mars 2020 ou à six reprises le président de la République a utilisé la même expression : “Nous sommes en guerre”. La rhétorique martiale était patente puisqu’il s’agissait encore dans son discours de “mobilisation générale” contre un “ennemi [...] invisible, insaisissable”. Il n’est pas étonnant qu’une semaine plus tard le gouvernement décidait d’instaurer un nouveau dispositif légal d’exception, voté par le parlement le 23 mars 2020 très exactement et auquel on donnera le nom d’état d’urgence sanitaire. En effet, calqué sur le modèle de la loi d’état d’urgence du 3 avril 1955 instauré pendant la guerre d’Algérie, les états d’urgence ont vocation à lutter contre un ennemi extérieur ou intérieur. La guerre voulue par le chef de l’État contre cet ennemi d’un nouveau genre qu’est la pandémie précédait logiquement l’instauration d’un nouveau régime légal d’exception. Dans un livre tout récent paru en janvier 2022, la professeure de Droit Public à l’Université Paris Nanterre, Stéphanie Hennette Vauchez remarquait à ce propos :

“Un de ses traits principaux réside dans la conception agonistique du gouvernement : la lutte contre un ennemi constitue en effet la logique profonde de l’état d’urgence [...] L’ennemi peut, classiquement être extérieur. Mais, un peu à la manière dont, historiquement, l’état de siège a été façonné pour affronter non seulement l’armée étrangère ennemie mais aussi la sédition interne, l’état d’urgence est aujourd’hui largement mobilisé pour se confronter à des ennemis intérieurs : le terroriste qui naît et grandit dans le pays qu’il attaque, le virus qui circule au sein du corps social.”

Par une formule ramassée et percutante qui résume la finalité de ce dispositif légal d’exception la juriste affirme : “L’état d’urgence apparaît ainsi comme un mode de gouvernement qui repose sur la désignation d’un ennemi”^{^[13]}. Au stade où nous en sommes aujourd’hui du développement de l’histoire politique et juridique de l’épidémie de Covid-19, l’ennemi déclaré par le président Macron est le non-vacciné. Évidemment, la guerre en question ne passe pas par les moyens traditionnels de la guerre et ses victimes ne souffrent pas de ses armes et méthodes. Mais cela reste néanmoins une espèce de guerre au sens que le philosophe Michel Foucault avait donné au retournement de la phrase célèbre de Clausewitz : “la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens”^{^[14]}. En l’occurrence, c’est l’exercice d’un pouvoir, d’une force, par exemple, de chantages, menaces, contraintes, ségrégations, et par lequel on expose à la vindicte, on note d’infamie, injurie, supprime des droits, licencie, présume coupable, etc. Alors certes, le sang n’a pas coulé, ou pas encore, mais il s’agit bien de troubler la paix civile, notamment en tentant de monter une frange de la population contre une autre. Bref pour le dire dans l’une des admirables formules de Foucault :

“Le pouvoir politique, dans cette hypothèse, aurait pour rôle de réinscrire perpétuellement ce rapport de force, par une sorte de guerre silencieuse, et de le réinscrire dans les institutions, dans les inégalités économiques, dans le langage, jusque dans les corps des uns et des autres”^{^[15]}.

Cette guerre civile menée contre les personnes ne souhaitant pas se faire vacciner est menée par son plus haut stratège, à savoir le chef de l’État, non seulement sur le mode oratoire de la désignation de l’ennemi mais également sur le terrain des droits constitutionnels et politiques les plus fondamentaux des citoyens français. De toutes les expressions les plus injustes et inacceptables que le président Macron a utilisées contre une partie de la population, celle qui suit me semble remporter la palme :

“Quand ma liberté vient menacer celle des autres, je deviens un irresponsable. Un irresponsable n’est plus un citoyen.”

Chacun reconnaîtra dans ces termes l’entretien avec les lecteurs du Parisien paru le 4 janvier, soit 3 jours avant les propos cités ci-dessus, où Emmanuel Macron confessait son humeur d’emmerdeur. Sous les traits de l’irresponsable nous avons donc reconnu encore et toujours l’ennemi public numéro 1, le non-vacciné. Certes, cette déchéance de nationalité n’existe à strictement parler que dans son discours, peut-être éventuellement dans son esprit et il faut reconnaître qu’en la matière le jugement moralisateur du chef de l’État ne compte pour rien. Le Ciel en soit loué. Toutefois, ce discours accompagne une dégradation générale de l’État de droit, reconnu aussi bien par des juristes particuliers que des organisations nationales ou internationales^{^[16]}. Aussi, il est important de relever plusieurs phénomènes inquiétants relatifs à la question du droit des personnes aussi bien qu’à celle de la citoyenneté.

Le premier tient au processus de réduction des sujets de droit à leur existence en chair et en os. Voilà que l’on ne cesse, non seulement par les discours du type de celui utilisé par le chef de l’État et les diverses atteintes au droit, de réduire la personne juridique à un aspect particulier de son être concret, à savoir présentement, le fait de ne pas être vacciné. Dès janvier 2021, l’avocat pénaliste Arié Alimi a attiré l’attention sur cette conséquence délétère de l’instauration des différents états d’urgence. Dans un livre intitulé Le Coup d’état d’urgence, il appelle ce processus d’oblitération de la fiction juridique à la faveur d’un aspect concret de la personne réelle l’essentialisation. La situation qu’il décrivait à ce moment là était celle du passage à l’état d’urgence sanitaire où le sujet de droit, celui que constitue normalement ce qu’on appelle l’État de droit, chose incorporelle ou abstraite, c’est-à-dire, la personne en tant que rôle sur la scène juridique, pure capacité à détenir et exercer des droits, s’est vue ravalée à un aspect de sa réalité biologique, sa capacité à la contagion :

“Toute la population est intégralement privée, du jour au lendemain, de sa liberté d’aller et venir, de son droit à la vie privée et, pour certains, de leur droit au travail ou la liberté d’entreprendre. Cette fois, le masque du sujet de droit est enlevé pour laisser apparaître un individu biologique susceptible de contamination. [...] “Le sujet virus” a remplacé le sujet de droit et il peut, dès lors, se voir appliquer l’ensemble des mesures de l’état d’urgence sanitaire. Chaque personne, chaque “sujet virus”, est en prise directe avec le pouvoir, en proie à sa toute puissance, dénué de toute protection, de ses garanties traditionnelles, du droit au juge, à l’avocat, à l’intégrité corporelle, du droit à une protection sociale et à l’intimité”^{^[17]}.

Nous sommes donc à présent dans une autre phase du développement de cette logique de mise à nue ou de dévoilement juridique (pour reprendre la métaphore du masque auquel renvoie l’étymologie latine du mot personne)^{^[18]}, une phase dans laquelle le “sujet virus” a cédé la place au “sujet vaccinal” et l’une de ses expressions les plus dépouillées le “sujet non-vacciné”. En effet, nous voilà sortis le 1^er juin 2021 du second état d’urgence sanitaire promulgué le 14 octobre 2020 pour entrer dans un état transitoire qui devrait se terminer le 31 juillet 2022. Entre temps, le passe vaccinal est entré en vigueur le 24 janvier 2022. Aussi, avec le changement de ces dispositions juridiques d’exception, l’ennemi a aussi changé, il ne s’agit plus du virus à proprement parler mais de ces déserteurs irresponsables que sont devenus aux yeux du pouvoir et particulièrement du Président de la République tous ceux qui n’ont pas fait le choix de la vaccination. L’essentialisation, ou la réification s’entend à même l’expression usée jusqu’à la misère par tous les petits soldats qui ne pensent qu’à combattre ceux qu’elle désigne : les “non-vaccinés”. On peut aussi les appeler, sans le moindre scrupule de distinction, les “antivax”. Mais quoi qu’il en soit de ces étiquettes, la procédure de réduction et d’essentialisation est encore et toujours à l’œuvre et, par elle, l’ensemble des citoyens, quel que soit leur statut vaccinal, ont tout à perdre. En effet, le juriste et grand historien du droit romain Yan Thomas (1943-2008) a su mettre en lumière le caractère fondamental pour un régime de libertés et d’égalité, auxquelles nos dites démocraties libérales aspirent, de l’institution abstraite de la personne juridique.

“Même qualifiée de physique, selon une appellation qui contribue encore plus à en obscurcir l’analyse, la personne n’en est pas moins toujours un artefact. L’artefact tient à ce qu’un être humain singulier est institué comme une entité juridique abstraite et universelle. Un tel artefact est nécessaire, d’ailleurs, puisque grâce à lui le droit peut généraliser et universaliser son propos. Il peut adresser ses commandements à des unités égales et imputer à ces unités les conduites qu’ils prescrivent. Les normes du droit ont pour point d’appui des entités comparables, plutôt que des êtres irréductiblement singuliers. Comme la langue, le droit est instrument d’abstraction et, en ce sens, d’égalité.”^{^[19]} Cette technique d’idéalisation à partir d’individus concrets produit un effet d’universalisation et d’égalisation qui, selon moi, constitue la légitimité de toute autorité juridique et politique. En enlevant ce masque, en réduisant les individus à leur existence toute nue ou plus exactement à une propriété floue de leur réalité concrète (car après tout, qu’est-ce au juste qu’un statut vaccinal ? Un mélange de réalité sociale et de réalité biologique, laquelle est particulièrement évanescente si on en juge par le nombre de rappels auxquels il faut procéder pour acquérir si ce n’est une immunité au moins jouir d’une certaine protection contre les formes sévères de la maladie), l’état d’urgence et ses succédanés, aussi bien que la rhétorique injurieuse du Président Macron sapent les bases mêmes de l’État de droit, c’est-à-dire l’égal respect que l’on doit à tous les êtres humains appelés à bénéficier de la protection de la loi française.

Voici à présent le second phénomène qui soulève l’inquiétude. Il tient à la conception de la citoyenneté qui est exprimée par le Président de la République dans la formule polémique que j’ai citée. Certes, on sait que le premier ministre est venu au secours d’Emmanuel Macron sur BFMTV-RMC le 6 janvier 2022 en se faisant l’exégète de ses propos. Ce qu’il fallait donc comprendre tient en ceci : “Les non-vaccinés restent des citoyens”. Merci Monsieur Castex ! Rappelons-le encore une fois, car au milieu de ce déchaînement de mépris, les plus grandes évidences finissent par sombrer : les personnes n’ayant pas opté pour la vaccination ne sont pas des délinquants, elles n’ont violé aucune loi en vigueur dans notre pays. Toutefois, le premier ministre insiste : “quand on est citoyen, on a des droits, et aussi des devoirs, ça s’appelle le civisme”. Les bras nous en tombent car où se trouve une telle liste, qui l’a fixée et que contient-elle au juste ? Si un manuel du bon citoyen, fixant légalement l’ensemble de ses devoirs existait vraiment, cela serait de notoriété publique et personne n’aurait le droit de l’ignorer. Cette histoire de civisme n’est qu’une mystification, un tour de passe-passe supplémentaire de responsable politique tâchant tant bien que mal d’esquiver ses propres responsabilités. En l’occurrence, on sait que les hôpitaux et l’ensemble des services qu’ils sont censés assurer au titre de service public de la santé ont fait l’objet de politiques de rigueur et de stratégie économiques qui sont le fait de responsables politiques. Quels étaient pourtant leurs obligations en la matière ? Comment sanctionnera-t-on ce manque de “civisme” des décideurs ? Seules les urnes, et on peut le regretter, semblent pouvoir sanctionner une telle défection face à l’obligation d’assurer un service de la santé publique digne de ce nom car aucune reddition de comptes n’est malheureusement prévue par la loi. Mais quoi qu’il en soit de ce point, qui pourtant devrait faire l’objet d’une sérieuse réflexion citoyenne autour de la responsabilité du personnel politique en démocratie, il n’en reste pas moins que l’injure présidentielle a été là encore portée. Et puisque le masque juridique a été arraché, il était inévitable que le masque politique suive. En méprisant le principe de l’égal respect des personnes, fondement même d’une démocratie libérale qu’il se fait fort de diriger, le Président Macron exaspère une exigence de justice qui du fait même de son impudence prend la forme de la désobéissance civile.

“Quo usque tandem abutere, Catilina, patientia nostra ? Quamdiu etiam furor iste tuus nos eludet ? Quem ad finem sese effrenata iactabit audacia ?”^{^[20]}

Punir

Acte 3 - Dans une Tribune du quotidien Le Parisien en date du 9 janvier 2022, intitulée : “La loi doit sanctionner ceux qui refusent le vaccin et transmettent le virus”, le professeur en hématologie David Smadja et l’avocat au barreau de Paris Me Benjamin Fellous militent en faveur de poursuites pénales à l’encontre de personnes non-vaccinées transmettant le virus et de ceux qui colportent de fausses informations sur la pandémie de Covid-19. Cet appel, qui a fait grand bruit dans les médias, que ce soit par l’indignation ou l’approbation qu’il a suscitées, peut faire l’objet de multiples critiques sur ses deux propositions : les poursuites judiciaires des non-vaccinés ET les poursuites judiciaires des colporteurs de fake news au sujet de l’actuelle crise sanitaire. Toutefois, je ne traiterai que de la première (bien que la seconde ne fasse pas non plus l’objet de mon assentiment) parce que le principal raisonnement développé en sa faveur semble aller tellement de soi qu’il mérite bien qu’on s’y arrête un peu. Il s’agit d’un argument analogique que l’on peut résumer de la manière suivante : puisque des tribunaux français ont condamné des personnes vivant avec le VIH de l’avoir transmis à autrui lors de rapports sexuels non protégés, alors il en résulte que des tribunaux devraient condamner également les personnes non-vaccinées qui contamineraient quelqu’un avec le Covid-19 et soit en décèderait ou soit en ferait un Covid long. À la question de savoir pourquoi seuls les non-vaccinés devraient être accessibles à la peine, la réponse des auteurs consiste à dire que la vaccination est au Covid-19 ce que le préservatif est au VIH. Comme on peut le voir, c’est en vertu de ces analogies que l’argument est construit. Et bien il nous appartient d’en évaluer le bien fondé. Si l’on se fie aux termes mêmes employés par les auteurs, cela ne va pas de soi. En effet, ces derniers rapportent que les juridictions pénales ont étendu l’infraction d’administration de substance nuisible “au virus du VIH pour des individus porteurs qui en pleine conscience auraient eu des rapports sexuels non protégés et ayant contaminé leur partenaire”. Mais que veut dire ici l’expression “en pleine conscience” ? Est-ce la connaissance de la séropositivité par celui des partenaires qui contamine l’autre ? Si c’est bien ce que nos auteurs entendent, alors l’analogie devient bancale car leur conclusion aurait dû être que parmi les non-vaccinés seuls ceux qui connaissent leur positivité à l’un des différents tests du Covid-19 devraient être accessibles à la sanction pénale. Dès lors, pourquoi ne pas étendre également cette clause de connaissance aux vaccinés qui auraient des comportements imprudents ? Après tout, un vacciné se sachant positif au Covid-19 qui ne respecterait pas les gestes barrières peut bien contaminer une tierce personne. Pourquoi, lui, devrait-il échapper à la sanction ? Nos auteurs pensent détenir la réponse : c’est qu’il serait, du fait de sa vaccination comme une personne atteinte du VIH protégée par un préservatif qui aurait craqué pendant l’acte… Et de conclure : “Dans ce cas, l’infraction n’aurait pas à être constituée, puisque tout aura été fait pour éviter la contamination”. Le diable se cachant toujours dans les détails c’est ici le petit mot “tout” qu’il convient d’interroger comme suit : “vraiment “tout” ? Même les gestes barrières et la distanciation sociale ? Ce serait franchement étonnant car enfin, comment l’aurait-il donc transmis ?

Toutefois, il est possible que j’ai mal interprété l’expression “en pleine conscience”, auquel cas ce sont mes objections qui tombent à plat. Peut-être les auteurs de la tribune du Parisien pensent-ils en conformité avec l’article 222-15 du code pénal définissant le délit “d’administration de substances nuisibles ayant entraîné une atteinte à l’intégrité physique ou psychique d’autrui” et les éléments de jurisprudence que toute relation sexuelle non protégée entre partenaires sérodifférents engage potentiellement la responsabilité pénale de la personne séropositive^{^[21]}. Ainsi, tout comme l’ignorance du statut sérologique relatif au VIH n’abolit pas la responsabilité pénale, l’ignorance de l’infection au Covid-19 ne devrait pas non plus abolir l’accessibilité à la peine. Il est vrai qu’en posant cette hypothèse sur la pensée de nos auteurs, le sens de la phrase où l’expression en question trouve sa place devient quelque peu obscur, mais il faut bien reconnaître que cela peut être fidèle à leur intention. Pourtant, dans cette seconde hypothèse la stratégie argumentative de l’analogie ne semble pas plus pertinente que la première, car si analogie il y a, il se peut bien que nous tenions là une bonne raison de ne pas appliquer au Covid-19 ce qui est en vigueur pour le VIH. Malheureusement, il arrive que les lois manquent de légitimité et s’il se trouve une législation pénale particulièrement contestée c’est bien celle qui est en vigueur pour le VIH. J’en veux pour preuve la déclaration de consensus “pour répondre aux problématiques liées à l’utilisation des données scientifiques relatives au VIH par le système de justice pénale” du 25 juillet 2018 signée par 20 scientifiques du monde entier (parmi lesquels la co-découvreuse du VIH) à l’occasion de la conférence de l’International AIDS Society^{^[22]}. Cette déclaration fait état d’inquiétudes relatives aux poursuites pénales engagées face à la transmission du VIH qui n’ont “pas toujours été guidées par les meilleures données scientifiques et médicales disponibles”. Mais c’est la conclusion qui est des plus éloquentes pour le problème qui a retenu mon attention :

“Compte tenu des éléments présentés dans ce document, nous recommandons fortement de faire preuve de plus de prudence lorsqu’une poursuite pénale est envisagée, et notamment, d’évaluer minutieusement les dernières données scientifiques sur les risques de transmission et les conséquences de l’infection. Ceci est essentiel pour réduire la stigmatisation, la discrimination et éviter les erreurs judiciaires. Dans ce contexte, nous espérons que cette déclaration de consensus encouragera les gouvernements et les acteurs de la justice à prêter une attention particulière aux importantes avancées scientifiques réalisées au cours des trente dernières années dans le domaine du VIH et de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour garantir que toute application du droit pénal, dans les affaires relatives au VIH, soit fondée sur une compréhension exacte et complète des données scientifiques probantes actuelles.”

On pourrait citer également en faveur de la dépénalisation des transmissions les mots du Conseil de l’Europe : “Il est primordial de veiller à ce que les droits de l’homme et les libertés fondamentales ne soient pas mis en péril au nom de la peur qu’inspire le sida”^{^[23]}. Si l’on prend au sérieux l’analogie qui nous est proposée alors cette recommandation doit également être appliquée au Covid-19.

Il est temps de conclure : les données scientifiques et les chiffres rapportés par nos auteurs dans la tribune du Parisien sont très étonnants : “Les chiffres sont implacables : plus de 80 % des patients en réanimation ne sont pas vaccinés”. On ne trouve dans l’article concerné aucune source indiquée. S’il se trouvait que cette affirmation soit fausse, aussi bien que leur déclaration selon laquelle il existe des “effets bénéfiques et positifs des vaccins permettant de diminuer la transmission” (idée d’ailleurs qui ne cesse de surprendre au moment où il n’y a jamais eu autant de personnes vaccinées sur cette terre et où le variant omicron ne cesse de se propager), ces propos tomberaient-ils sous la loi de pénalisation de fake-news que ces deux derniers appellent de leurs vœux ? C’est sans doute une question qui mériterait de leur être posée car on ne voit pas ce qui pourrait leur conférer une immunité et certainement pas d’avoir été proférés par quelque responsable politique de premier plan. Certes, le premier chiffre semble conforme à une certaine rumeur colportée notamment par le premier ministre Jean Castex selon laquelle “des patients hospitalisés pour raison de Covid-19, qui dans leur immense majorité, ne sont pas vaccinés”. Pourtant, je ne sache pas que ce dernier ait pu justifier son affirmation^{^[24]}. Au contraire, au moment de sa déclaration tout comme à la date de parution de cette tribune du Parisien, la Drees avait communiqué des chiffres bien différents en date du 24/12/2021. Entre le 15 novembre et le 12 décembre 2021, les 9 % de personnes non vaccinées dans la population française de 20 ans et plus représentent :

- 24 % des tests PCR positifs chez les personnes symptomatiques,

- 42 % des admissions en hospitalisation conventionnelle,

- 54 % des entrées en soins critiques,

- 39 % des décès^{^[25]}.

Laurent GIOVANINI, professeur de philosophie.

^{^[1]} https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/1043807/technical-briefing-33.pdf

^{^[2]} Voir à ce sujet l’entretien accordé à l’émission Les Incorrectibles :

https://www.youtube.com/watch?v=JA2Lnl0rbyA&t=7s

^{^[3]} Il est bon de rappeler, comme en passant, que le choix de ne pas se faire vacciner n’est en France pas moins légitime au regard de la loi que le choix de se faire vacciner. On peut donc bien se réclamer de l’un ou de l’autre sans que le choix ne nous soit reproché… Si la non-vaccination apparaît comme objectivement nuisible à la société qu’elle soit donc sanctionnée par voie légale. Dans le cas contraire, l’on doit se rendre à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui constitue la charte des droits fondamentaux de notre République. L’article 5 apparaît comme évident à tous ceux qui sont attachés à l’état de droit et à la souveraineté des lois : “La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas”.

^{^[4]} Évangile selon saint Luc, 4:23.

^{^[5]} Sénèque, De vita beata, 27, 4.

^{^[6]} Sur la pénalisation des questions de santé voir plus bas ma section « Punir ».

^{^[7]} Michael J. Sandel, La tyrannie du mérite (2020), Paris, Albin Michel, trad. A. von Busekist, 2021, p.76-77.

^{^[8]} https://www.la-croix.com/Debats/Docteur-Patrick-Bouet-Accepter-faire-tri-entre-vaccines-non-vaccines-serait-impardonnable-2022-01-05-1201193255?fbclid=IwAR0mVwH_6jajlxte_Jk0LQEarB6VJQ_BAGkTiE8bRVJlwOHb-va8ibwFk0A

^{^[9]} Bernard Williams, “The Idea of Equality” in Problems of the Self, Cambridge (1973), p.240.

^{^[10]} https://www.conseil-national.medecin.fr/code-deontologie/devoirs-generaux-medecins-art-2-31/article-7-discrimination

^{^[11]} https://www.conseil-national.medecin.fr/medecin/devoirs-droits/serment-dhippocrate

^{^[12]} Projet qui paraît de prime abord absurde consistant à chercher une cause dans une non-action. Il est sans doute possible de reprocher à quelqu’un une inaction mais à la seule condition qu’il ait une obligation de faire, ce qui ici n’est pas le cas.

^{^[13]} Stéphanie Henette Vauchez, La démocratie en état d’urgence. Quand l’exception devient permanente. Paris, Seuil, 2022, p.55.

^{^[14]} Michel Foucault, “Il faut défendre la société”, Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard Seuil, 1997, p.16.

^{^[15]} Ibid.

^{^[16]} Un exemple parmi tant d’autres : la restriction des libertés décidées en 2020 sont “d’une ampleur jamais égalées, tant par leur généralisation à l’ensemble des droits et libertés que par leur étendue”. CNCDH, 26 mai 2020, Avis sur la propagation de l’état d’urgence sanitaire et les libertés.

^{^[17]} Arié Alimi, Le coup d’état d’urgence sanitaire. Surveillance, répression et libertés, Paris, Seuil, 2021, pp.53-54.

^{^[18]} La persona latine désigne aussi bien le masque que le rôle du comédien, son personnage. Ainsi, au sens juridique du terme, la personne n’est que le rôle joué par un individu sur la scène du droit. Elle n’est rien de substantiel et son individualité est sans ontologie indépendante, puisqu’elle n’est attribuée que par le droit. Voilà pourquoi elle est comme le masque couvrant et protégeant l’individu réel de toute réduction à un aspect arbitrairement découpé de son existence concrète par les différents pouvoirs qui s’exercent sur lui et lui permettant tout à la fois d’exercer ses droits. Cf. Arié Alimi, op. cit. pp.20-21. Et Yan Thomas, “Le sujet concret et sa personne. Essai d’histoire juridique rétrospective”, dans Olivier Cayla et Yan Thomas, Du droit de ne pas naître. A propos de l’affaire Perruche, Paris, Débat Gallimard, 2002, pp.123-146.

^{^[19]} Yan Thomas, “Le sujet de droit, la personne et la nature. Sur la critique contemporaine du sujet de droit”, dans la revue Le Débat, Gallimard, 1998/3 n°100, p.103-104.

^{^[20]} “Jusqu’à quand enfin, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? Combien de temps encore ta fureur esquivera-t-elle nos coups ? Jusqu’où s’emportera ton audace sans frein ?” Cicéron, Catilinaires, trad. E. Bailly, Paris, Les Belles Lettres, 2012, pp.6-7.

^{^[21]} D’autres qualifications pénales peuvent être invoquées non seulement en cas de transmission effective mais aussi pour une simple exposition au risque : “le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessure ou une infirmité permanente” (article 223-1 du code pénal). Ou encore l’homicide involontaire décrit par l’article 221-6 : “le fait de causer la mort d’autrui par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement”. Ce sont aussi en responsabilité civile que les articles 1382 et 1383 du Code civil peuvent être invoqués : “tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer” et “chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence”.

^{^[22]} https://cns.sante.fr/actualites/declaration-de-consensus-dexperts-connaissance-scientifique-relative-vih-contexte-droit-penal/

^{^[23]} Recommandation 1.116, 41^e session ordinaire de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 29 septembre 1989.

^{^[24]} Deux articles du Point sur ce sujet dont le second en accès non-payant :

https://www.lepoint.fr/politique/covid-19-la-phrase-de-jean-castex-qui-fait-polemique-28-12-2021-2458392_20.php?fbclid=IwAR0hmYO3AQHv2cXl9Wjm6wWJUkKebAOppJ25VV9rnJE7yevJyP2XFTOCGxY

https://www.lepoint.fr/politique/covid-19-les-non-vaccines-majoritaires-en-reanimation-vraiment-29-12-2021-2458516_20.php

Le second de ces articles qui annonce que le phrase de Jean Castex n’est pas forcément fausse laisse aussi penser qu’elle est loin d’être vraie… Le plus juste étant d’en conclure qu’affirmée sans preuve nous n’avons aucune raison d’y croire.

^{^[25]} https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/communique-de-presse/la-dose-de-rappel-protege-fortement-contre-les-formes-symptomatiques-et?fbclid=IwAR1HUKQhHAeLSrGyjuHHohgKpaZHeDXJiT9ujAMWGOZ12jkBxEPGDiLexj8. Au 14/01/2022 la Drees a publié sur son site des chiffres qui sont toujours loin de celui de nos auteurs : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/communique-de-presse/la-protection-vaccinale-demeure-elevee-contre-les-formes-graves-dinfection-au?fbclid=IwAR1ag7k55_hqst8ZOYvSZoNPcZJ_DC9x3WHJhjAd20O0IEYKXpxjilvd5kE

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