Mortel réfractaire

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Le désespoir est une forme supérieure de la critique.
Pour le moment, nous l´appellerons “bonheur”, les mots que vous employez n’étant plus “les mots” mais une sorte de conduit à travers lequel les analphabètes se font bonne conscience.

Je suis un sang mêlé. Picard de naissance et bourguignon de cœur. Une Bourgogne comme une mère adoptive. Furieuse envie d’être « comme tout le monde » et de dire maman à sa terre. Enfant, encellulé dans ma chambre à lire et écrire, j’apprenais que « La femme est l’avenir de l’homme » – plus tard, on appellera cela féminisme. Déjà j’avais le goût des destins – brisés ou victorieux. Jusqu’à vingt ans, j’estimais avoir une chance démesurée d’être de ce pays. Oui, mais voilà. 1995, ma France m’a rejeté : réformé de mes obligations militaires. Même pas une réforme de vieux canasson survivant par le souvenir de ce qu’il a « tant donné ». Non, une réforme d’humain défaillant, de produit social imparfait, amochée dans les coins, mal assemblée. Un rebus destiné aux abattoirs ou au rabais (sans doute parmi ceux « dans les gares qui ne sont rien » dont a parlé le chef suprême).
C’était sans compter que je suis né – malgré moi – avec une frénétique envie de vivre… un mortel réfractaire. Puisque l’on m’interdisait de cocher les « bonnes » cases, je créerai mes propres cases ; avec Albert Camus, les existentialistes : « L’homme n’est rien (ah ! Tiens ! Ils parlent de moi) mais il devient ensuite tel qu’il choisit de se faire ». Kierkegaard, je vous aime !
J’ai alors commencé à exister. A m’imposer dans le présent de ce pays qui ne voulait pas de moi. Discrètement, sans effusion de vanité, sans légende, nous avons appris à nous connaître. Ma chair qui ne convenait pas aux canons lui offrait bien d’autres moyens de nous aimer. Avec Sacha Guitry sur lequel j’ai beaucoup écrit, j’ai appris à connaître et aimer la France d’hier. Avec mon métier de journaliste, celle d’aujourd’hui. Proche de mon jubilé, après 40 ans d’intenses efforts, je pensais naïvement n’être pas trop indigne de cette nation et la servir à ma modeste mesure, soldat éclopé de la grande armée.

Mais voilà qu’une fois de plus, on m’explique que je ne suis pas le bienvenue. On me claque la France au nez ! Il aura suffit de presque rien : une épidémie, certes, mais surtout « une guerre » où la mobilisation générale consiste à rester immobile. Il ne faut pas se battre. Il faut trembler. S’abreuver chaque soir du décompte morbide de ces fossoyeurs du PAF : « Ce soir, ce soir après la Roue de la Fortune, un PAF obscène, un PAF obscène est à la Une » – Ferrat. Pour moi la guerre, c’était De Gaulle. Un homme qui, d’un pays qui n’existe plus appelle, comme un fou dans le désert, à ressusciter cette nation rayée des cartes. J’aurais aimé que le 16 mars 2020, Emmanuel Macron – qui se voulait incarner le « guide » – ait ce courage : « Nous ne savons pas face à quoi nous sommes. Nous ne savons pas quoi faire. Mais battons-nous ensemble ! ». Mais voilà, Macron n’avait pas lu Mark Twain : « Les Français, plus barbares que les Comanches, peuvent tout accomplir dès lors qu’on leur concède qu’ils sont glorieux ». Ne sommes-nous pas le pays qui a guillotiné son roi… ?

Mais, ces barbares de l’héroïsme ont, en un jour, changé la règle du JE.
Dans ma bibliothèque, un livre de Raphaële Billetdoux, recouvert de velours gris en lettres roses : Prends garde à la douceur des choses. Nous n’avons pas pris garde. Depuis 18 mois, nous avons accepté de n’être pas glorieux – puisqu’après tout « faire nation », c’était être figés. Ensemble. Dans une impression de bienveillance, nous nous sommes relâchés jusqu’à l’excès et l’inexcusable rupture. Ce n’est pas la rupture entre un peuple et ses dirigeants – elle est naturelle et s’exprime à chaque scrutin – mais celle d’une nation avec son passé. Il me semble que c’est à ce moment là que ma colère s’est mise à gronder. Au beau milieu de la partie, une caste ayant cédé à la peur, avait changé les règles du jeu, criminalisant les valeurs qu’elle m’avait demandé d’incarner : les libertés, l’égalité, la fraternité – jusqu’à m’engager dans la vie politique, à prétendre être « élu du peuple » – porter les fondements de notre République. Et, tout autour de la table de jeu, une bonne moitié des joueurs n’avait pas pipé mot, en premier lieu ceux qui, en temps de « paix » exhortaient leurs semblables à s’engager dans la révolution du corps et de l’âme.
Mais aujourd’hui, ces combattants des lendemains de capitulation, ces héros de l’inaction m’imposaient comme une bravoure, un principe altruiste et de « bon sens » humaniste, la discrimination entre des Français vaccinés et d’autres non vaccinés. C’est plus que le libre arbitre qu’Emmanuel Macron a écorché. Preuve que cette souffrance s’est épandue comme une traînée de tristesse, le soir même de son allocution, un ami étranger m’écrivait : « Ne cédez pas. Si la France cède, c’est le monde entier qui se pliera ». Le pass est-il un sujet en lui-même ? Je ne le pense pas. Bien plus qu’un simple papier, il s’agit d’un combat idéologique : sommes-nous prêts à accepter ces « petites choses » qui, mises bout à bout, n’amènent qu’à une chose : conditionner l’homme. Redéfinir ces cases dans lesquelles nous « devons » être inscrits pour avoir le droit de vivre. Je m’y refuse.
Rien dans la nature humaine ne justifie qu’une horde – ni plus héroïque, ni plus immortelle que les autres – s’arroge le droit d’empêcher ou d’autoriser à vivre.
Je suis conscient que tout cela relève de l’utopie. « On m’a dit tu comprends tes idées archaïques ne feront qu’aggraver la crise économique » – Jean Ferrat. Mais aujourd’hui, dans ce pays que j’ai tant voulu intégrer et qui voulait déjà me réformer, je me sens « d’un autre pays que le vôtre, d’un autre quartier, d’une autre solitude. Je m’invente aujourd’hui des chemins de traverse » (Léo Ferré) pour continuer à vivre en refusant d’user de ce pass – vacciné ou non – tant qu’un seul de mes compatriotes ne pourra prétendre aux mêmes droits. Et voici donc qu’on nous impose de dénoncer, ceux qu’hier, il était indigne de ne pas applaudir à heure fixe, rangés comme des jeunesses macroniennes.

Alors oui. Nous ne sommes peut-être que des résistants de salon. Peut-être sommes-nous trop lâches ou trop attachés à notre liberté pour prendre les armes. Nos sabotages par la plume, par les mots, par le partage de nos valeurs ne sont peut-être que des actions parisianistes de « bas du front » et « d’égoistes qui ne pensent qu’à eux » – quand bien même ils se rendront compte, un jour, que nous nous battions pour eux. Réformé de leurs escadrons, je me suis inventé une arme : l’écriture, la poésie, la chanson, l’imaginaire. « Embauché malgré moi dans l’usine à idées, j’ai refusé de pointer. Mobilisé de même dans l’armée des idées, j’ai déserté. Je n’ai jamais compris grand chose. Il n’y a jamais grand chose ni petite chose ; il y a autre chose. Autre chose, c’est ce que j’aime qui me plaît, et que je fais » – Jacques Prévert.
Et cette arme, j’en fait usage. Et à ces gens-là qui, n’ayant rien à répondre, rabâchent les traditionnels amalgames, nous accusant d’être : « La minorité. L’extrême-droite » comme ils auraient accusé les enfants de la France Libre d’être des terroristes, je ne répondrai qu’une chose : ce n’est pas la liberté, l’égalité, la fraternité que nous défendons aujourd’hui. C’est l’essence de ce qui a construit notre nation. Cette nation où même des réformés ont le droit de se construire à la force de leurs rêves. Et cela, ne vous en déplaise, je le répéterai jusqu’à la mort et j’écrirai vos noms !

Mais qui donc est de taille à pouvoir m’arrêter ?
  L’ombre s’est faite humaine, aujourd’hui c’est l’été,
  Je twisterais les mots s’il fallait les twister,
  Pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez.
Jean Ferrat

Antoine Gavory, écrivain et journaliste.

antoine gavory